le point de vue du rabbin
Un
État juif, pour quoi faire ?
par Yehouda Vardi
Extrait de L’Arche n° 554, avril 2004
La joie du Yom Haatsmaout, fête nationale d’Israël, sera cette année mêlée d’amertume pour une importante
fraction d’Israéliens. Le retrait annoncé du Goush Katif et les autres « sacrifices douloureux » pressentis,
et proclamés par celui qui fut l’un des acteurs le plus engagé dans l’installation des Juifs au-delà de la « ligne
verte », marquent la fin de leur vision d’Israël. Il s’agit bien plus que d’espérances déçues. Voilà
leurs certitudes messianiques ébréchées, puisque le rétablissement d’Israël sur sa terre, sur la terre biblique, s’inscrit
dans « les prémices de la germination du Salut » (réshit tsemi’hat guéoulaténou) qui font partie des temps
messianiques.
L’espoir n’est pas infondé. Le retour du Juif errant sur sa terre, après tant de siècles de tribulations,
peut s’expliquer plus aisément par une intervention de la Providence que d’une autre façon. Alors que
les forces du mal se mettaient en place avant de ravager une Europe consentante et d’anéantir l’essentiel de ses
communautés juives, se développait en Palestine un « Foyer juif » qui, par la suite, allait devenir l’État
d’Israël.
L’idée que la Providence ait laissé
faire les forces du mal en Europe, mais qu’elle ait pu s’exercer ailleurs en faveur du peuple juif, est insupportable
à l’esprit. Mais la raison ne comprend pas davantage que l’extermination des Juifs ayant été claironnée par Mein
Kampf, puis enclenchée par le nazisme comme un objectif prioritaire, le Foyer juif ait pu s’affermir sur la terre d’élection.
Et que la double offensive de Hitler qui, en 1942, prenait en tenaille la
Palestine, ait été arrêtée à Bir Hakeim et dans le Caucase, dans des circonstances non compréhensibles d’un
point de vue stratégique. La reconnaissance, en 1948, de l’État juif qui prenait le nom d’« Israël »,
la victoire de ses soldats sur cinq armées arabes, furent comprises à leur tour, malgré de lourdes pertes en hommes, comme
un signe de la Providence.
Quand, contraint à la guerre en 1967, Israël reconquit en six jours Jérusalem, la Judée et la Samarie, ils furent
nombreux à voir dans ces conquêtes obligées un nouveau stade de la « germination » des temps annoncés et espérés
avant la chute du Temple et les malheurs de la nation juive. Par les promesses des prophètes et les consolations des maîtres
du Midrash, le retour aux Juifs de ces territoires et de Jérusalem a pu donner l’illusion que la Terre, toute la Terre
de l’ancien Israël, avait par elle-même une fonction messianique.
C’était aller vite en besogne. Si Abraham reçut l’ordre de s’installer sur une terre précise
avant même que sa mission ne fût explicitée (Genèse 12, 1), c’est parce que sans cette terre-là cette mission ne pouvait
s’exercer. Située à l’intersection des mondes et des continents, sur le lieu de passage des nations, elle seule
donnait à Israël la possibilité de remplir sa fonction de guide de l’humanité, selon l’engagement qu’il
prit au Sinaï (Exode 19, 6).
Fondamentalement, cette donnée n’a pas changé. Privé de sa terre, Israël serait incapable du devoir de
solidarité qu’il doit à ses enfants et son influence dans le monde serait fragmentée et fragmentaire, sans le moindre
rapport avec celle que peut assurer un État souverain dans la communauté des nations. Mais il est évident, ou il devrait l’être,
que la Terre n’est que le support des responsabilités
internationales, religieuses et morales d’Israël. Au plan théologique - et l’ensemble de notre réflexion est à
ce niveau - l’absence d’une partie de la Terre
n’est pas déterminante. Seule le serait l’absence de la mission d’Israël. La définir - ou plus exactement
la redéfinir - est la tâche la plus urgente des princes qui gouvernent la
Torah.
Or le retour d’Israël sur sa terre, après quinze ou vingt siècles d’absence, a surpris le monde
rabbinique. Les maîtres imaginaient ce retour selon les voies tracées par les midrashim de la consolation. Les rabbins qui,
au cours des siècles, n’ont cessé de procéder à la mise à jour des mitsvot et de l’application du droit, ne l’ont
pas fait, et pour cause, concernant un État juif inexistant, dont ils se refusaient à deviner le rétablissement hors du cadre
messianique. Moins encore pouvaient-ils imaginer les paysages sociaux et politiques dans lesquels cet État allait grandir
et se développer.
Dans l’ancien Israël, avant que les rabbins n’apparaissent, le Cohen était le gardien de la Loi, de son application et de son enseignement. À ses côtés, un peu plus
près, un peu plus loin, un autre personnage avait un rôle essentiel : le Prophète. Il pouvait être amené, quand Dieu
l’en informait, à connaître l’avenir. Mais l’essentiel du discours prophétique est ailleurs. C’est
le droit, la morale, les alliances politiques et l’état du monde qu’il enseigne ou fustige « au nom »
de Dieu et sur l’ordre de Dieu.
La voix du prophète s’est tue. Les princes de la Torah
qui assument les fonctions législatives et d’enseignement du Cohen sont-ils en mesure de la réveiller ? Sinon,
il faudra bien que la Voix émane d’ailleurs, pour donner
à l’État juif dans le monde la place que Dieu lui a fixée au Sinaï.
Yom Haatsmaout : En principe, le 5 du mois hébraïque d’Iyar.
Cette année (2004), la date a été déplacée au lendemain, le mardi 27 avril. (Cette décision a été prise par les autorités
israéliennes, afin d’éviter que le Jour du Souvenir, qui est la veille de Yom Haatsmaout, ne commence à la sortie du
shabbat.)
Les célébrations commencent la veille, à la nuit tombée, à l’issue du Jour du Souvenir en mémoire des
soldats d’Israël, tombés dans l’exercice de leur fonction, et des victimes du terrorisme.
Jour chômé dans l’État d’Israël, comme il en va partout pour une fête nationale, le Yom Haatsmaout
a aussi une profonde dimension religieuse. Dans nombre de communautés de Diaspora, aussi, des offices religieux, soir et matin,
expriment la reconnaissance des fidèles pour le retour de la souveraineté juive sur la terre ancestrale.